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Image générée par un modèle d'apprentissage automatique, représentant un homme sans visage dans le style de René Magritte (https://search.krea.ai/prompt/6241194e-dd72-4f7f-b91f-2a7cf2564263)

B3313 est :
Un cauchemar d'adultes

Personne ne m’aurait pris au sérieux en 1997 si je venais dire que le château de la princesse est hanté, alors que c’est pourtant la vérité.

On ne disait pas des choses comme ça à l’époque. Déjà, on ne disait pas « je joue aux jeux vidéo » à n’importe qui, ça pouvait laisser croire que vos parents s’occupaient mal de vous, ou que vous étiez destiné à commettre une quelconque atrocité à l’arme à feu dans un futur proche. Supposons qu’on était entre gens moins coincés : allais-je leur dire « je joue à la Nintendo » alors que j’avais déjà huit ans et demi ? C’est ce que j’ai fait et c’est bien là l’unique raison pour laquelle je n’avais pas d’amis à l’école. On va dire qu’avec de la chance, je serais fini par tomber sur quelqu’un dont les parents, mal renseignés, lui auraient payé une Soixante-Quatre au lieu de La Play comme tout le monde : « si si je te jure, les Toads sont transparents parce que ce sont des fantômes, d’ailleurs le jardin des fantômes est invisible depuis le toit du château ce qui prouve qu’il n’existe pas, et mon oncle qui bosse à Nintendo a fait un site sur Internet où il explique comment trouver Luigi et la 121e étoile ! » Le gosse il aurait appelé les flics direct. Si on ne vient pas vous tirer les oreilles à cet âge-là, ensuite c’est trop tard et on finit par écrire des pavés de 5000 mots sur des jeux vidéo pour enfants que personne n’a envie de lire, à part d’autres gens qui écrivent des pavés de 5000 mots sur exactement les mêmes jeux vidéo pour enfants.

Je suis allé relire ce qu’écrivaient sur Super Mario 64 les adultes à qui, pour paraphraser un ancien prof à moi, on n’avait pas assez infligé de sévices corporels quand ils étaient plus jeunes, et à ma surprise, entre les « c’est le meilleur jeu du monde » et « bon c’est un peu pour les enfants quand même », j’ai trouvé quelqu’un qui semblait d’accord avec moi. Dans le numéro 78 de Player One de septembre 1997, Stéphane “Leflou” Pilet consacre un encadré entier à décrire « une sensation bien singulière (qui) peut étreindre le joueur qui s’amuse à Mario 64, une sensation de solitude ! », « à tel point qu’on pourrait ressentir une angoisse similaire à celle que l’on éprouve parfois dans l’enceinte d’un monstrueux centre administratif ». Voilà, 25 ans avant Feldup, ça parle déjà des Backrooms. Les youtubeurs de sa trempe ne se sont d’ailleurs pas privés de disserter sur les terreurs sourdes que Super Mario 64 a instillé dans toute une génération dès sa première présentation au public, au palais des expositions du Makuhari Messe à Chiba, le 22 novembre 1995. À cette époque, il n’y avait pas d’autre choix que de croire sur parole les reporters qui affabulaient à partir du peu de japonais qu’ils étaient capables de comprendre, et des photos aux couleurs saturées qui montraient des choses défiant l’imagination, comme Mario de face, Mario de trois quarts, Mario en plan rapproché, Mario en contre-plongée levant la tête vers le ciel où flottent des cubes bleus grimaçants et les possibilités infinies de la troisième dimension. De longues années plus tard, grâce à des cassettes vidéo miraculeusement numérisées, on a pu constater que cette mythique version bêta (dite “Shoshinkai”) n’est finalement pas si différente du jeu achevé ; alors, on en a fait des fausses cassettes, où derrière une porte du château hanté apparaît un couloir qui n’a jamais existé, où au bout d’un niveau se tapit un jumpscare, où enfin un personnage hors caméra meurt d’une crise d’épilepsie après avoir trop vu des secrets d’un jeu qui, dans la vraie vie, n’en avait pas tant que ça (Giles Goddard prétend que peu de choses ont été retirées du jeu pendant son développement ; après, dans le même AMA où il dit ça, on le voit confondre la bêta Shoshinkai avec la démo « Mario 128 » sortie 6 ans plus tard, donc va savoir hein). Après les interviews, après les vidéos, après le gigaleak de 2020 qui a confirmé que Luigi n’était pas déblocable dans le jeu final, il n’y avait plus de place pour les fantasmes des mioches comme moi qui étaient convaincus que derrière les pentes trop raides et les murs invisibles de Super Mario 64, il y avait forcément quelque chose d’autre, quelque chose d’inachevé, quelque chose d’inquiétant. Il fallait donc déverser tout ça quelque part, dans des creepypastas en l’occurence.

B3313 s’annonce comme la creepypasta ultime, celle dans laquelle tous les fantasmes prennent réalité, ou plus exactement, celle dans laquelle tous les canulars des autres creepypastas sont intégrés, une sorte d’adaptation en jeu vidéo de tous ces courts-métrages en VHS qui, ironiquement, sont eux-même basés sur un unique jeu vidéo. Sous prétexte de nous faire jouer à une fausse bêta “oubliée” imitant le contenu de la Shoshinkai, B3313 montre très vite son vrai visage et rajoute au château de la princesse des dizaines de salles reliées entre elles par des vingtaines de portes au mépris de la géométrie euclidienne, en déformant la musique, en baissant la lumière, et parfois sans rien faire de spécialement angoissant. La simple existence de ce fatras labyrinthique de pièces désertes décorées de tableaux pixelisés suffit à rendre anxieux. Des jeux où les portes ne s’ouvrent pas sur là où elles devraient s’ouvrir, il y en a des tas – c’est aussi pour ça que les vieux critiques pérorent tout le temps sur Silent Hill 2 – mais ici, c’est quasiment tout le principe du jeu. Il y a aussi des “vrais” niveaux dans B3313 qui se jouent comme dans un romhack plus conventionnel de Mario 64 : ils sont là pour équilibrer, j’imagine, mais ils sont au pire des corvées, au mieux des distractions, la vraie aventure consistant à percer le secret du château hanté. Et c’est là que ça devient épatant : « percer le secret » est impossible. B3313 est sorti inachevé, son créateur ayant fait un burnout, puis juré ne plus jamais vouloir travailler dessus. On ne peut donc atteindre sa fin, seulement s’en approcher, et encore, via une rustine totalement tordue que vous ferez sans doute mieux de vous spoiler en lisant un wiki. Comme dans un cauchemar, B3313 ne s’arrête jamais au bon moment : soit en pleine exploration d’un endroit sur lequel on n’était encore jamais tombé, soit après avoir tourné en rond des heures dans les mêmes couloirs sans savoir comment progresser.

Un cauchemar que j’ai fait plusieurs fois dans ma vie d’adulte, c’est celui où j’ai pas révisé mes exams, et où je dois me frayer un chemin à travers une foule de gamins stressés dans un bâtiment jamais identique vers la salle d’exam où je sais avec une certitude absolue que je vais me couvrir de honte et rater mes études, avant de réaliser lentement que je suis en train de rêver et qu’en réalité j’ai déjà raté mes études il y a dix ans. Sur le moment on se sent soulagé : on n’a qu’à prendre sa douche et partir au boulot. Mais à chaque fois que ce cauchemar revient, c’est un peu plus de notre histoire qui se réécrit, qui dégénère en une caricature d’où ne ressortent que les traits les plus grotesques. Six ans de fac réduits à une angoisse existentielle périmée ; des journées entières, parmi mes plus belles de ma vie de joueur, sur Super Mario 64, compressées en un retcon maléfique, avec des refs que j’ai même pas, n’ayant pas vu un dixième des vidéos YouTube auxquelles B3313 fait tant de clins d’œil. Tout au contraire de ce fangame Sonic que je qualifiais de rêve de gosses, B3313 se rit des adultes que nous sommes devenus : hey les anciens, vous vous rappelez du Boo dans le couloir ? De la musique qui fait peur quand vous essayez d’ouvrir une porte verrouillée ? Du visage de la princesse qui se transforme en Bowser juste avant que le sol ne se dérobe sous vos pieds ? De ce site que vous avez lu en 1999 à l’atelier Internet de la médiathèque et qui racontait que sur la fontaine à l’étoile (celle entourée de fantômes ! comme par hasard !) il était marqué “L Is Real 2401” ? Mais était-ce bien en 1999, ou alors l’avez-vous lu vingt ans plus tard, quand c’est devenu une mention sur le fameux iceberg, et que vous avez imaginé ensuite en avoir déjà entendu parler avant, un peu comme ces gens à qui on avait réussi à faire croire, au point qu’ils le soutenaient mordicus, avoir serré la pince à Bugs Bunny pendant qu’ils visitaient Disneyland ? Quel minot aujourd’hui me prendrait au sérieux si je lui faisais jouer à Super Mario 64 sur sa Switch et que je lui disais que le château de la princesse était hanté ? Me répondrait-il « pfff, toi t’as trop regardé de creepypastas » ?

C’est aussi là une différence cruciale entre B3313 et un autre mod horrifique de grand classique, en l’occurrence Doom, sorti plus tôt cette année : MyHouse.WAD, un jeu qui, en bon creepypasta qui se respecte, est fourni avec un petit ARG (« c’était sur la disquette de mon meilleur ami décédé ») et a eu les honneurs d’une vidéo de Feldup. MyHouse.WAD utilise Doom comme des briques de Lego, comme le font la plupart des innombrables autres mods de Doom, qui ressemblent plus ou moins au jeu d’origine mais n’ont pas la prétention de s’y greffer. Il y a du détournement des règles dans MyHouse.WAD, pour surprendre et faire peur, mais le sujet du jeu n’est certainement pas les sentiments qu’ont pu inspirer les Doom à tous ceux qui y ont joué. MyHouse.WAD veut nous faire peur avec des histoires de fantômes ; B3313 veut nous faire peur avec Super Mario 64 et ce qu’il représente aux yeux de ma génération, celle qui a découvert ainsi qu’il était possible de faire tellement de choses avec les jeux vidéo, maintenant qu’on savait en faire d’aussi beaux ; celle qui a largement l’âge de faire jouer Super Mario 64 à ses propres enfants, et qui sait, de les voir trouver ça chiant comme la pluie. Imaginez, tous les rêves et les frissons que nous causait cette petite cartouche en plastique, relégués à l’état de gag pour youtubeurs, même pas digne des efforts de son créateur qui aurait plutôt préféré qu’on s’intéresse à ses sons de thrash metal – et qui, cerise sur le gâteau, est venu au monde 6 mois après la sortie de Super Mario 64.

Je réalise en écrivant ce papier que je ne dois pas en faire de si terribles que ça, des cauchemars. Après tout, ma vie aurait pu être bien pire, mes parents auraient pu m’offrir une PlayStation.

B3313 est le premier mod de Super Mario 64 auquel j’ai eu envie de jouer, et il se peut qu’il reste le seul. J’ai bien vu dans leurs let's play que les autres mods avaient de meilleurs mondes, des nouvelles idées de jeu, qu’ils étaient vraisemblablement plus sérieux. Mais à vrai dire, tout ça on s’en fiche : plus qu’une collection de mondes sympas et de défis de plateforme, Mario 64 reste avant tout à mes yeux un château hanté, un univers surréaliste aux règles spatio-temporelles bizarres qu’aucun de ses successeurs n’essaie vraiment d’imiter. Pour avoir poussé cette logique à fond, jusqu’à se saborder, B3313 mérite une place d’honneur dans l’héritage de ce jeu qu’on a été si prompts à qualifier, avant même qu’il soit sorti, de « meilleur jeu du monde ». Parce que des panégyriques, des exégèses, des speedruns Carpetless Bombless Assless, des reprises de Radiohead et d’American Football et de Mars Volta avec la soundfont de Super Mario 64, et des pavés de 5000 mots qui vous expliquent pourquoi tout cela est important, vous en verrez encore longtemps ; mais des jeux comme B3313, qui parviennent à en dire aussi long sur notre rapport aux mondes virtuels et aux souvenirs réels, il n’y en aura peut-être plus avant un bon bout de temps.


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